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Polémique Zemmour : « Vichy, une collaboration active et lamentable »

 

 

Selon l’historien Robert O. Paxton, tout ce qui est abordé dans le livre du polémiste français l’est « au travers des verres déformants ».

le 17 octobre 2014

Dans sa longue complainte sur le déclin de la France, Eric Zemmour laisse percer un mince rayon de lumière : au moins la France de Vichy parvint-elle à sauver 75 % des juifs de France du monstre nazi…

Il est difficile de croire qu’il a véritablement lu les statuts de Vichy concernant les juifs. Aucune « préférence nationale » n’y apparaît. Toutes les mesures de Vichy concernant les juifs visaient autant les citoyens français que les immigrés, mise à part celle du 4 octobre 1940 ordonnant l’internement des « ressortissants étrangers de race juive ». Certaines dispositions, il est vrai, furent prises afin d’exempter les vétérans de guerre et les juifs qui avaient rendu à la France des services particuliers (qui n’étaient pas nécessairement citoyens français), ainsi que des familles installées dans l’Hexagone depuis cinq générations. Dans les faits, toutefois, peu de personnes bénéficièrent de ces exemptions, et il arriva que certaines d’entre elles finissent par être déportées.

Lire : Manuel Valls s’en prend aux thèses d’Eric Zemmour

Le régime de Vichy appliqua ses mesures de restriction aux juifs avec zèle. Des chercheurs français établirent le chiffre précis de ceux qui furent exclus de la fonction publique et interdits d’exercer leur profession. La commission Mattéoli a déterminé très exactement combien d’entre eux furent victimes de spoliations. Les juifs français, davantage intégrés que les immigrés, ont particulièrement souffert de ces mesures. Lorsque les déportations débutèrent, ils étaient déjà extrêmement fragilisés par la perte de leurs professions et de leurs biens.

Antisémitisme culturel français

Les juifs assimilés comme Léon Blum furent les cibles d’un opprobre tout particulier. Xavier Vallat, le premier commissaire général aux questions juives, brouillait la différence existant prétendument entre l’antisémitisme culturel français et l’antisémitisme racial allemand. Vallat était convaincu que des juifs comme Blum, bien que nés français, étaient fondamentalement incapables de devenir d’authentiques Français.

Tous les historiens ayant travaillé sérieusement sur la France de Vichy détectent un changement à l’été 1942. Lorsque la « solution finale » commença à être mise en œuvre en France, avec les arrestations de masse, et la séparation des mères de leurs enfants. Même ceux qui s’étaient récemment plaints du nombre trop élevé à leurs yeux d’immigrés montrèrent de la répulsion. Cinq évêques dénoncèrent ces arrestations. Pierre Laval, le chef du gouvernement, n’obtint qu’un report de l’arrestation des juifs français. Les Allemands acceptèrent de déporter en priorité les juifs étrangers, pourvu que la police française assure un nombre suffisant pour remplir les trains. Ils dirent toujours très clairement à Laval qu’ils finiraient par s’occuper des juifs français aussi. Il n’y eut jamais aucun accord, ni écrit ni oral, sur cette question.

En fin de compte, les Allemands s’emparèrent de tous ceux qu’ils purent, français ou non. Un tiers des 76 000 juifs déportés était des citoyens français, dont, il est vrai, des enfants nés en France de parents immigrés. L’extermination de 25 % des juifs de France ne fut pas une issue positive. La France avait bien plus de possibilités de dissimuler les juifs que la Belgique et les Pays-Bas, où la présence allemande était plus forte. L’exemple de l’Italie permet d’établir une meilleure comparaison. L’occupation allemande y débuta plus tard, mais se termina plus tard aussi, en mai 1945. Ne pouvant compter ni sur l’aide de l’Etat italien ni sur celui de sa police, les nazis ne furent en mesure de mettre la main que sur 16 % des juifs d’Italie. Si en France la police de Vichy participa activement aux arrestations, elle le fit avec de moins en moins de zèle à partir du début de l’année 1943.

Plus stupéfiant encore, le régime de Vichy envoya spontanément 10 000 juifs étrangers de la zone libre de l’autre côté de la ligne de démarcation pour les livrer à une mort certaine. Une telle mesure n’eut pas d’équivalent en Europe de l’Ouest, et n’en eut que peu en Europe de l’Est. On peut tenter d’expliquer ce zèle en l’interprétant comme une réaction à l’avalanche de réfugiés dans les années 1930. La France en accueillit proportionnellement plus que les Etats-Unis, mais pas davantage en nombre absolu, comme le prétend M. Zemmour. Après 1940, Vichy tenta de convaincre l’Allemagne de « reprendre » ses réfugiés. Au printemps 1942, Berlin obtempéra et put compter sur le plein concours de Vichy.

Des gens de bien

Bien comprendre la situation allemande permet de saisir l’importance pour eux de la collaboration policière française. Une constante pénurie de main-d’œuvre sévissait en Allemagne. Engagée dans des combats de grande ampleur sur le front de l’Est, elle comptait en France sur Vichy et sa police pour combler ce manque. Ce fait n’est pas de mon invention, contrairement à ce qu’insinue M. Zemmour ; il ressort avec évidence des archives allemandes. « Etant donné que Berlin ne peut pas détacher du personnel », écrivit le 7 juillet 1943 Heinz Röthke, l’officiel chargé de diriger les actions allemandes contre les juifs, « l’action [d’arrestation de juifs] devra être exécutée presque exclusivement avec des forces de la police française ».

Il existe, dans cette lamentable histoire, quelque chose dont il est permis de se féliciter. Je pense ici aux efforts que menèrent de nombreux Français pour venir en aide aux juifs, particulièrement aux enfants. Michael R. Marrus et moi-même leur avons dédié notre ouvrage paru en 1981, Vichy et les Juifs (Calmann-Lévy), car nous ne concevions pas que la critique de Vichy puisse équivaloir à une critique de la France et des Français (comme le pense Zemmour). L’aide humanitaire apportée aux juifs ne fut pas une spécificité française, mais elle joua un rôle important reconnu par Vichy qui traqua et arrêta parfois ces gens de bien.

Le livre d’Eric Zemmour rencontre le succès parce qu’il exploite avec habileté la peur du déclin. Le lecteur est porté par sa verve, son talent pour l’invective, son don de conteur et son goût de la provocation. Mais tout ce qui est abordé dans ce livre l’est au travers des verres déformants. Sa nostalgie de l’autorité masculine ne fait guère de proposition constructive pour surmonter les problèmes du moment. Je ne crois pas qu’ils seront nombreux à vouloir sérieusement revenir à l’époque d’avant 1965 alors que les femmes ne pouvaient ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leurs maris, un changement que Zemmour semble regretter. Une fois que l’énergie criarde de ce livre aura fait son petit effet, l’engouement du moment disparaîtra.

Vues de l’étranger, les idées noires exploitées par Zemmour ne semblent pas si exceptionnelles. Jadis puissance militaire et culturelle, la France en est venue à occuper une position certes honorable mais moyenne. Aucun Etat n’échappe au relâchement des liens nationaux et sociaux, au commerce mondialisé et à l’individualisme débridé. Aux Etats-Unis aussi, on redoute la déchéance. Le Tea Party est parvenu à bloquer le gouvernement fédéral. Le système électoral américain est archaïque. Le président n’est pas apprécié par la population. Un mouvement « néoconfédéré » vigoureux s’enorgueillit de la cause sudiste telle qu’elle fut défendue au cours de la guerre civile des années 1861-1865. Ce mouvement accuse les historiens qui critiquent la société esclavagiste d’être quelque peu antiaméricains. Eric Zemmour se sentirait chez lui en leur compagnie.

(Traduit de l’anglais par Frédéric Joly)

Robert O. Paxton, professeur émérite d’histoire Columbia University (New York)